- Messages personnels - Non classés
- Dr. Léo, correspondance, rêve
Mon très cher Dr. Léo,
J’aurais tellement préféré te parler de tout cela autour d’une bonne chope de cidre de nos vergers du sud, mais mon mal-être est tel que je ne puisse attendre notre prochaine rencontre. Bien qu’un océan nous sépare, le simple fait de savoir que tu liras ceci m’appaise déjà quelque peu.
Tu es des rares personnes sincères qui aiment davantage écouter les rêves d’autrui plutôt que de narrer les siens propres. Aussi laisses moi te raconter celui qui hante mes nuits depuis bientôt deux mois.
Un de nos bienveillants fonctionnaires me rencontre pour me dire que je dois mourir. Oh ce n’est pas un drame, ni une annonce grave ou même solonnel… C’est une formalité kafkaïenne. La mort est prévue pour quelques jours plus tard. Entre temps, je vaque à mes occupations quotidiennes. J’avertis mon patron que je vais mourir et il sourit en me racontant avec enthousiasme qu’il a déjà connu quelqu’un qui est mort également. Quand j’en parle à mes collègues, amis et famille, ils se contentent d’un début d’intérêt tout juste poli, et je ne m'en offusque pas du tout. À aucun moment ni eux ni moi-même nous nous demandons ni pourquoi ni comment je vais mourir.
Alors le jour de la mort arrive et l’environnement change complètement. Je suis vêtu de noir, au sommet d’une montagne noire flottant dans des cieux noirs. Tout n’est que ténèbres. Je cherche mon reflet dans l’abîme, mais j’ai l’horrible sentiment que la noirceur l’a englouti et qu’elle s’apprête à aspirer mon âme et mon corps. Sans que j’aie plongé, je chute au coeur du noir, tournoyant sans repère, et j’éprouve alors l’angoisse, le vertige et la terreur du spationaute libéré dans le vide intersidéral…
Avant que tu ne t’affaires à interpréter le sens profond de tout cela, mon vieil ami, saches que mes réveils sont eux-mêmes assez révélateurs. En effet chaque réveil s’accompagne d’une migraine fracassante et d’un malaise qui me gruge de l’intérieur. Dans les minutes suivant mon réveil, miles questions traversent mon esprit, sur fond de désespoir et d'impuissance:
Comment accepter l’idée de vivre dans un univers aussi absurde!? Comment tolérer de vivre dans un si grand univers mais de n’avoir au mieux qu’une centaine d’année pour l’explorer!? Tant de chose à voir et à connaître. Comment accepter cette sinistre loterie qu’est la vie, alors que je jongle entre la vision d’enfants crevant de faim dans une contrée lointaine et celle d’autres enfants idolâtrés parce que simplement mieux nés que quiconque. Comment endurer de vivre dans le mystère, celui de nos origines, de notre raison d’être et de notre destination postmortem. COMMENT! Ce n’est pas une crise existentielle ou une dépression sévère, je voudrais vraiment savoir! Tous ces gens qui s’affairent, comment font-ils pour supporter tout cela? Connaissent-ils déjà toutes les réponses, ou parviennent-ils à faire semblant de rien? Je cherche dans leurs yeux mais j’y vois au mieux un vide, au pire mon reflet...
L'aube inonde la pièce et mon émoi disparaît comme les cauchemars prisonniers des capteurs de rêves amérindiens que tu apprécies tant. Je reprends ma vie quotidienne. Ce qui me tourmente, c’est de voir survenir à nouveau cette vision et ce questionnement, d’une nuit à l’autre, jusqu’à ce que la folie me gagne pour de bon.
Je suis convaincu, ami, que tu me comprends et point ne m’est besoin d'en dire plus. J’ai bien du réconfort ici, mais comme j’aimerais que tu m’éclaires de ton expérience et de ta sagesse!
Mes amitiés à ta fille Lisa,
Cordialement
Malone
P.S. J’ai bien étudié les plans de la capsule transtemporelle que tu m’as fait parvenir mais j’ai encore plusieurs réserves quant à sa faisabilité. Laisses moi encore quelque temps, je t’en dirai davantage dans une prochaine missive.