On imagine souvent les sages comme des vieux bonhommes barbus, aux gestes lents, aux paroles profondes et aux actions empreintes de signification, inspirant le respect, le modèle de pensé à suivre...

Mais pourtant, parmi les plus célèbres sages tibétains, vivait au XIXe siècle Doé Kyentsé, un yogi aux manières plutôt excentriques. Il semblait être la réincarnation de Drougpa Kounley, le fou divin. Il était un adepte de la folle sagesse.

Doé Kyentsé était un yogi sans attache, un lama laïc qui n’avait pas prononcé les voeux monastiques. Il menait une vie de paria, vagabondait avec sa troupe de disciples aussi hirsutes que des bandits. Son allure était farouche, ses manières rudes , ses paroles crues. Il buvait de l’alcool, fumait, et horreur suprême pour un bouddhiste, il s’adonnait à la chasse. Pourtant, les véritables initiés à la Voie directe du Mahamoudra le tenait pour un maître incomparable.

Un jour, le patibulaire Doé Kyentsé fit irruption bruyamment avec sa bande de chasseurs dans la cour d’un monastère au beau milieu d’une cérémonie. Le maître de la discipline s’interposa avec les redoutables moines gardiens armés de bâtons. Il ordonna aux yogis sacrilèges de laisser leurs fusils à l’entrée ou de déguerpir. Doé Kyentsé empoigna son mousquet et fit mine de mettre en joue les religieux devant les yeux effarés de la communauté monastique. Puis il leva brusquement le canon de l’arme, visa un nuage et tira.

Le coup de feu fit sursauter la montagne. Pendant que l’écho tournoyait dans la vallée et que l’odeur âcre de la poudre se répandait dans l’enceinte sacrée, trois moines dont le maître de cérémonie, s’inclinaient pleins de reconnaissance en direction de Doé Kyentsé. Ils venaient de connaître l’Éveil. La détonation avait déchiré pour eux le voile de l’illusion.
 

Quand ils relevèrent la tête, l’insaisisable yogi, l’inégalable éveilleur, l’inclassable contrebandier de l’Illumination avait disparu. Il avait déjà regagné la forêt avec sa bande de disciples échevelés pour continuer de traquer les nuages des apparences.